Exposition du 19 novembre au 17 décembre 2023
Le travail de Priscilla Beccari s’apprivoise lentement, au détour d’images, d’actions et de formes, qui toutes se font échos ou prémisses d’autres. Cet univers en perpétuelle mutation multiplie les ruptures stylistiques et les registres. Il s’identifie au croisement d’un érotisme carnassier, d’un féminisme en gilet jaune, d’un sens de l’absurde mâtiné d’une touche d’effroi.
Il y est question de clôtures domestiques et d’animalité, de femmes valises et de corps inanimés, d’effondrements et d’effronteries.
On pense souvent au surréalisme et à l’ironie amère des derniers films de Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie et plus encore au Fantôme de la liberté : légèreté apparente, bizarrerie logée au cœur du quotidien, bestiaire symbolique, surgissement de la chair, présence éthérée de la mort. Plus fondamentalement peut-être, le travail s’inscrit dans une tradition qui, de Louise Bourgeois à Kiki Smith, fait du corps un support tant fantasmagorique que politique. Mutants, démembrés, vulnérables, parfois outrageusement sexualisés, les corps sont souvent ceux des amants, de l’enfance, du travail… ne s’appartiennent pas ou plus.
Ils s’associent aux sols ou aux murs, en tapissent les surfaces, s’y inscrivent tels des éléments parmi d’autres, tout aussi muets et figés. L’élasticité des espaces et l’amplitude du vide nourrissent un sentiment d’isolement et de solitude.
Ses sujets ne sont pas les êtres qui les habitent mais le décor dans lequel ils se fondent : cuisines, salons, chambre ou salles de bain. Autant d’espaces familiers devenus anxiogènes, cannibales et systématiquement clos. On peut aborder l’ensemble à distance, mais tout invite à s’y impliquer : le spectateur devient témoin, le témoin voyeur… Il y a là une sorte de piège, plutôt exquis, à s’inscrire dans cette suite de formes, y déceler progressivement les aspects les plus étranges, se surprendre des détails les plus crus.
La maison est le lieu de l’aliénation, la nourriture évoque la mort, le désir martyrise. Ce qui fait lien de façon récurrente est la mise en scène du corps de l’artiste. Moulé, photographié ou filmé… il est un objet/sculpture susceptible d’être intégré à l’espace public ou privé. Les jambes, série reproduisant à l’échelle 1 les membres inférieurs de l’artiste, peuvent trouver place dans un parc, un buisson, une cuisinière. Si la taille trop réduite des contenants dans lesquels ils sont maladroitement dissimulés et leur agencement dans l’espace peuvent s’appréhender sous l’angle de l’humour noir et du tragicomique, on y décèlera aussi – la thématique traverse toute l’œuvre – la chosification des êtres, réduits à l’état d’instruments, de prison ou d’ustensiles.
La femme de ménage est une figure récurrente chez l’artiste. Elle fait corps avec son ballet, son tablier, le foyer, le trottoir. Ses gestes sont tayloriens, ses outils ergonomiques. Elle ne s’économise pas dans l’entretient docile du capital des autres. Elle fait partie des meubles, sa présence ne trouble pas. A cette figure de la soumission consentie s’oppose celle du monstre, de l’animal. L’émancipation n’est pas ici une chose douce : elle froisse, griffe, dévore. Peut-être n’est-ce qu’un phantasme, une chose impossible. Peut-être les corps resteront ils pliés, rangés, menacés et asservis…Mais le travail de Priscilla Beccari ne mène pas à cette impasse. Il suggère bien plutôt, fut-ce désespérément et au prix d’une certaine cruauté, ce qui en nous résiste encore.
Benoit Dusart 2020